Mathieu BelayMathieu Belay, Le lundi 31 juillet 2017
Chefs

Norvège : à Bergen, un jeune chef invente la cuisine « néo-fjordique »

À Bergen, la capitale norvégienne des fjords, le jeune chef Christopher Haatuft se fait le chantre d’une gastronomie durable et invente la cuisine « néo-fjordique », en écho à la « New Nordic Food » de Noma et consorts. Portrait d’un chef iconoclaste et engagé.
  • Le chef Christopher Haatuft, dans les environ de Bergen, pendant l'hiver © Bonjwing Lee
    Le chef Christopher Haatuft, dans les environ de Bergen, pendant l'hiver © Bonjwing Lee
À l’époque, le jeune anarcho-punk se retrouve propulsé, un peu par hasard, chroniqueur gastronomique à l’âge de 21 ans.

Christopher Haatuft, un chef norvégien pas comme les autres

« Je me suis réveillé à 5h30 à Stavanger [quatrième ville du pays, à 210 kilomètres au sud de Bergen, NDLR] où je préparais un dîner hier soir. J’ai pris un vol pour Bergen pour venir donner une conférence dans une école agricole, devant une trentaine d’étudiants qui ont leur propre ferme dans la région. J’ai ensuite visité la ferme biologique d’un ami, qui n’a absolument pas d’argent, pour réfléchir à un moyen de collaborer ensemble. Puis je suis arrivé ici pour préparer le dîner avec les équipes et vous rencontrer. » Vous l’aurez compris, Christopher Haatuft n’est pas un cuisinier comme les autres. Son restaurant en plein cœur de Bergen, Lysverket, est aujourd’hui le plus prestigieux de la ville. Certes, il n’a encore jamais été récompensé d'une étoile par le Michelin mais les nombreux articles de la presse internationale (New York Times, The Independent, Eater...) attestent d’un intérêt croissant de la sphère gastronomique pour son approche unique de la cuisine norvégienne. Derrière ce succès, critique comme public, se cache un concept taillé sur mesure pour les journalistes, la « Neo Fjordic Cuisine », en écho à la New Nordic Cuisine emmenée par René Redzepi et son restaurant Noma à Copenhague. 
 

  • Les trésors de la région des fjords, source d’inspiration infinie pour Christopher Haatuft © Bonjwing Lee


Un jeune rebelle derrière les fourneaux

Pour comprendre ce qui a amené Christopher Haatuft à devenir l’un des cuisiniers les plus en vue de sa Norvège natale, un retour en arrière s’impose. À l’époque, le jeune anarcho-punk se retrouve propulsé, un peu par hasard, chroniqueur gastronomique à l’âge de 21 ans. « Parce que mon opinion sur la cuisine était imprimée, je me suis retrouvé expert dans ce domaine. Alors qu'en réalité, je n’avais strictement aucune idée de quoi que ce soit ! ».

Des amis, qui possédaient un bar, lui proposent alors de monter un restaurant dont il serait le chef. « Cela ne doit pas être si difficile ! » réplique le jeune Christopher, s’embarquant dans une aventure qui se finira par une banqueroute après seulement deux ou trois années d’activités. « C’était un restaurant bidon, horrible, au sein d’un lieu qui mélangeait un bar punk-rock et des chambres d’hôtels. Ça ne pouvait pas marcher ».

Cela n’empêche pas le jeune homme d’avoir trouvé sa vocation. En cuisine, bien entendu. « J’ai commencé un apprentissage à l’âge de 25 ans. J’étais très en retard sur tous les autres, donc je devais compenser en étant meilleur qu’eux. Je me suis mis à lire énormément sur le sujet, aussi bien les recettes d’Escoffier que des ouvrages sur l’agriculture durable. » De la faiblesse apparente de son parcours, Christopher Haatuft en fait une force. Et se dirige doucement mais sûrement vers l’univers du fine dining et ses prestigieuses tables étoilées. « C’est la suite logique de ma démarche. Dans un pays comme la Norvège, où le niveau de vie est élevé, la seule manière de gagner de l’argent dans la restauration est de viser le haut niveau ».

  • Portrait du chef Christopher Haatuft © Daniel Müller
  • Portrait du chef Christopher Haatuft © Daniel Müller

 

« J’ai grandi dans un univers punk, où l’on célébrait l’absence de discipline. Alinea était tout l’inverse de cela. »

La découverte des tables 3-étoiles

Deux expériences vont ensuite marquer la vie de Christopher Haatuft. En tant qu’individu et en tant que chef. Il y a d'abord un stage à Alinea, le restaurant de Grant Achatz, unanimement considéré comme l’une des tables les plus créatives au monde. « Je ne peux pas réellement dire que j’ai travaillé à Alinea car je suis resté trop peu de temps, seulement deux mois. Mais je n’avais jamais rien vu de tel dans ma vie. Cela fait cliché mais c’est vrai. J’ai grandi dans un univers punk, où l’on célébrait l’absence de discipline. Alinea était tout l’inverse de cela avec une discipline de fer, une cuisine d’une propreté incroyable et pourtant des personnalités très fortes, venues de tous les horizons, y compris des mecs tatoués qui sortaient de prison ». Cette immersion dans les cuisines d’une table triplement étoilée lui changera la vie, remettra en cause tout ce qu’il a vu dans sa jeune carrière de cuisinier. « Tout ce que j’avais vu en Norvège auparavant pouvait être mis à la poubelle », résume-t-il de manière lapidaire.

Une autre anecdote va contribuer à définitivement redéfinir à tout jamais la vision de la cuisine de Christopher Haatuft. Un repas dans le légendaire restaurant 3-étoiles de Juan Mari Arzak à Saint Sébastien. « C’était un an avant mon stage à Alinea. Mon tout premier dîner dans un restaurant de ce niveau » se souvient-il, avec un brin de nostalgie. « J’étais avec ma copine, qui deviendra ma femme plus tard. Nous étions tellement émerveillés par ce que nous voyions que nous n’avons pratiquement pas parlé pendant tout le repas ». Mais comme toutes les premières fois, celle-ci ne s’est pas déroulée sans accroc. « Je portais un costume bon marché. Je transpirais beaucoup, j’étais nerveux » rigole-t-il aujourd’hui. Avant d’ajouter : « J’ai fait une erreur de débutant en mangeant tout le pain. Il était tellement bon ! Puis j’ai commencé à finir les assiettes de ma copine. À la moitié du repas, j’avais tellement mangé que je devais aller marcher entre chaque assiette, pour me sentier mieux, et continuer le dîner ».
 

  • Assortiment de plats imaginés par Christopher Haatuft à Lysverket © Bonjwing Lee


    Des meilleurs restaurants de New York au retour dans sa ville natale, Bergen

    Après un passage notable à l’Ambassade de Norvège à Paris, il n’y a donc rien d’étonnant à retrouver Christopher Haatuft de l’autre côté de l’Atlantique. Et pas n’importe où puisque c’est du côté de deux des meilleurs restaurants de l’État de New York que le Norvégien fait ses armes. Chez Per Se, auprès de Thomas Keller. Puis à Blue Hill at Stone Barns avec Dan Barber, le précurseur du concept farm-to-table et ardent défenseur d’une alimentation responsable et eco-friendly. Une rencontre qui se révèlera déterminante pour la suite de sa carrière. 2013 marque ainsi le retour du chef dans sa ville natale de Bergen. « Il était impensable que je continue de vivre aux États-Unis. C’est extrêmement difficile d’y vivre décemment en tant que cuisinier. Je suis donc naturellement retourné à Bergen, où je savais que je pourrais jouer un vrai rôle, faire quelque chose de différent ».

    • Cabillaud, chou de Bruxelles et ail noir © DR
    • "Bergen Fish Soup" © Bonjwing Lee

     

    « On ne veut pas être un restaurant pour les 1%. On veut pouvoir rester un lieu ouvert, jouer un rôle dans notre communauté, s'entraider quand c'est nécessaire. »

     

    L’ouverture de Lysverket et la cuisine « néo-fjordique »

    En 2013, Christopher Haatuft rentre donc à Norvège avec un projet d’envergure en tête : ouvrir son propre restaurant dans lequel il pourra mettre à profit ses années d’apprentissage auprès des meilleurs chefs du monde. Son entourage lui demande alors si l’adresse sera estampillée New Nordic Food, le mouvement qui a fait de la Scandinavie l’une des régions du monde les plus influentes de la gastronomique ?

    « Je n’avais jamais travaillé dans des restaurants de cette mouvance. Mon parcours se résume à Bergen, Paris et les États-Unis » rappelle le chef. « Je savais que ces restaurants utilisaient tous de la vaisselle en céramique. J’ai pris le contrepied de cette tendance et acheté de la vaisselle en porcelaine blanche ! » plaisante-t-il, avant de préciser. « J’ai donc lancé ce concept de cuisine néo-fjordique comme une blague, une manière de faire un pied de nez à la New Nordic Food ».

    La formule est accrocheuse. Les journalistes ne tardent pas à s’intéresser à ce jeune chef méconnu, au CV déjà bien rempli et au concept dans l’air du temps. « J’aurais eu l’air stupide de n’utiliser cette formule qu’en réaction à ce que d’autres, qui mettent beaucoup d’énergie et de talent, font. Il est facile de critiquer les autres. Mais beaucoup plus difficile d’avoir une démarche constructive ».

    Christopher Haatuft se met alors en tête de mener à bien son propre projet gastronomique, faisant abstraction de ce que font les autres chefs norvégiens. Son idée ? Créer un restaurant haut de gamme, où il pourra adopter une démarche locavore, valoriser les meilleurs ingrédients issus des fjords comme ceux des petits producteurs locaux. Mais pour autant, ce positionnement ne doit pas faire de Lysverket un lieu élitiste, coupé du monde et de ses réalités. Bien au contraire, Christopher Haatuft souhaite faire de Lysverket la tête de pont d’un écosystème durable, créateur de valeur pour ses partenaires, à commencer par les pêcheurs et producteurs de la région, mais également les designers ou musiciens locaux. « On ne veut pas être un restaurant pour les 1%. On veut pouvoir rester un lieu ouvert, jouer un rôle dans notre communauté, s'entraider quand c'est nécessaire ». Pour le chef, le rôle de Lysverket va donc bien au-delà de sa cuisine, au centre de l'attention et de la critique, mais insuffisante pour décrire son ambition.

    • Le restaurant Lysverket est installé dans le musée KODE 4, en plein centre de Bergen © Ivar Kvaal
    • Élégant décor minimaliste dans le restaurant © Line Thit Klein

     

    Nous sommes un vendredi soir à Bergen, et de toute évidence, Lysverket est the place to be pour les branchés du coin.

     

    La cuisine « néo-fjordique » à l’épreuve de l’assiette

    Après près d’une heure et demi de discussion à bâtons rompus, Christopher Haatuft nous emmène finalement à notre table. La lumière est tamisée, la clientèle lookée, le décor léché. Nous sommes un vendredi soir à Bergen, et de toute évidence, Lysverket est the place to be pour les branchés du coin, et pas seulement les foodies convaincus.

    Débute alors la dégustation du grand menu Lysverket. Sept services, accompagnés de champagne et de vins prestigieux, pour découvrir la cuisine « néo-fjordique » du patron des lieux. Huîtres, concombre, aneth ; langoustines glacées, kale, encre de seiche ; noix de Saint-Jacques snackée, carotte marinée, peau de poulet croustillante ; flétans, fleurs et algues ; queue de bœuf, cerise marinée et yaourt fumé… les créations minimalistes s’enchaînent, montrant une capacité de cuisinier à magnifier les ingrédients locaux dont il nous a tant parlés. Ne choisissant jamais la facilité (les assiettes blanches immaculées ne laissent que peu de place à l’erreur), Christopher Haatuft prouve qu’il a su transformer le concept sous forme de boutade, en une cuisine d’auteur aboutie, flatteuse pour le palais et porteuse d’un message écologique fort. Ce qui permet à Lysverket de s’imposer sans peine comme la meilleure table de Bergen.
     

    • Le bar de Lysverket © Line Thit Klein

     

    PRATIQUE

    Lysverket

    Rasmus Meyers Allé 9
    5015 Bergen, Norvège

    Ouvert du mardi au samedi de 11h à 1h (déjeuner servi de 11h à 15h ; dîner servi de 17h à 22h).

    Menus dégustation en 4 ou 7 services à 745 et 995 NOK. Accords mets-vins respectivement à 595 et 795 NOK. Menu déjeuner à la carte et menu simplifié servi au bar également disponibles.

    Tél : +47 55603100
    Email : booking@lysverket.no
    Informations et réservations sur le site Web de Lysverket

    Bergen et les fjords

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