
Kamba Africa : quand l’hospitalité devient un outil de conservation au Congo Brazzaville
Expédition en terre inconnue : sur les traces des gorilles de Ngaga
La fraîcheur du matin flotte encore sous la canopée quand nous pénétrons dans la jungle en bordure du lodge de Ngaga. À la lueur pâle du jour naissant, les pisteurs ouvrent la voie à coups de machette, écartant les longues tiges de marantacées. Autour de nous, la forêt palpite de mille sons : battements d’ailes invisibles, craquements furtifs dans les sous-bois, chants tapageurs des insectes et des oiseaux.
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La marche dans la jungle se fait silencieuse au petit matin © Pierre Gunther
Nos pisteurs lisent la forêt, déchiffrent les traces du passage des gorilles. Un signe discret et l’allure de notre groupe ralentit. À travers un rideau de feuilles se dessinent les ombres massives d’une famille de gorilles des plaines de l’Ouest. L’observation fait résonner tous les sens, on devine souvent une présence avant d’apercevoir réellement les individus. Immobiles quelques secondes, nous guettons : les adultes, imperturbables, poursuivent leur quête de nourriture – feuilles, racines, fourmis légionnaires ; les plus jeunes, eux, s’autorisent quelques regards curieux et grimpent aux lianes avec agilité. Un dos argenté majestueux, patriarche respecté à la force tranquille, se détache du sous-bois et s’approche de plusieurs femelles. Le souffle suspendu, on reste là, absorbé par la scène, spectateurs discrets d’un monde qui continue de vivre loin des regards humains.
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© PG
Au lodge de Ngaga, cette rencontre n’a rien du hasard. Depuis plus de 20 ans, la primatologue espagnole Magdalena Bermejo sillonne la forêt du Congo pour suivre et étudier ces gorilles aujourd’hui habitués à la présence humaine. Chaque matin, dès l’aube, les pisteurs locaux – formés avec patience et passion, parfois fils d’anciens braconniers – traquent les indices laissés sur le sol : empreintes fraîches, branches cassées... Une science précise où l'œil s'aiguise à repérer la moindre anomalie dans l'épaisseur verte. Limitée à quatre visiteurs, un guide et un traqueur, la rencontre dure une heure tout au plus, dans un profond respect de l’animal et de son territoire, sans jamais l’approcher ni influencer son comportement, comme souvent dans certains pays d’Afrique des grands lacs.
Une écosystème unique
À cheval sur la frontière entre la forêt guinéenne au nord et le bassin du fleuve Congo, le parc national d’Odzala-Kokoua s’étend sur plus de 1,35 million d’hectares, formant l’un des derniers grands blocs de forêt tropicale intacte au monde. Ici, au cœur de l’Afrique centrale, loin des dégradations de l’Afrique de l’Ouest – où la déforestation et l’agriculture ont grignoté la canopée jusqu’à ne laisser subsister que quelques bosquets – la forêt règne encore en maître.
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© PG
Souvent perçue comme un immense manteau vert uniforme, la grande forêt africaine dissimule en réalité une mosaïque d’écosystèmes. D’une région à l’autre, la densité animale, la richesse botanique et les microclimats varient subtilement. Certains territoires, véritables hotspots de biodiversité, concentrent une vie sauvage foisonnante, indispensable à la pérennité des espèces. Si Odzala-Kokoua compte relativement peu d’espèces endémiques comparé à d'autres parcs, son immensité, couplée à une faible densité humaine, en fait un bastion précieux pour la conservation. Sa diversité de paysage l’a fait classer au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2023.
Dans cet environnement fragile, la présence mesurée des visiteurs n'est pas anodine : les études montrent que les aires protégées ouvertes au tourisme responsable ont davantage de chances d'être préservées. Une dynamique d’autant plus essentielle ici, où chaque pas sous la canopée participe, à sa manière, à la survie d’un des derniers grands sanctuaires de la vie sauvage.
Kamba Africa, l’hospitalité au service de la conservation
Créé en 1935 comme réserve de chasse, le parc d’Odzala-Kokoua abrite aujourd'hui une densité exceptionnelle de gorilles des plaines de l’Ouest, deux fois supérieure à la moyenne du bassin du Congo. Cette abondance s’explique par la richesse et la diversité de ses arbres fruitiers, qui en fait un terrain d’étude idéal pour Magdalena Bermejo, primatologue installée ici depuis 2006, et son équipe. Elle mène depuis plus de 20 ans, comme Diane Fossey ou Jane Goodall avant elle, des recherches comportementales sur une soixantaine de familles de gorilles, explorant les dynamiques complexes entre les individus et les groupes.
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Les 6 suites perchées du lodge de Ngaga © PG
En 2008, sa rencontre avec Sabine Plattner, philanthrope allemande déjà engagée dans plusieurs ONG en Afrique, débouche sur la création Kamba Africa en 2012, un modèle alors inédit qui associe communautés locales, recherche scientifique et écotourisme au service de la conservation. Avec le soutien de Kamba, trois groupes de gorilles habitués à la présence humaine grâce aux recherches de Magdalena peuvent être approchés. Le centre de recherche de Ngaga s’agrandit et se transforme également en lodge de six suites, bientôt rejoint par deux autres antennes, à Lango et Mboko au cœur d’Odzala-Kokoua. Grâce à cet engagement, le parc bénéficie d’une nouvelle dynamique touristique créatrice de valeur pour la région et ses habitants, dont beaucoup travaillent aux lodges. Chaque visiteur contribue directement à la préservation de la forêt.
Ngaga, Mboko, Lango, trois lodges pour trois écosystèmes
Le voyage organisé par Kamba Africa se déroule au fil des 3 lodges du projet. C’est ce qui rend l’expérience unique selon notre guide Helen Duffus, qui nous accompagne durant cette semaine : chaque lodge est ancré dans un écosystème différend. À Ngaga, on évolue dans une forêt dense où les longues marantacées dominent le sous-bois, théâtre d’une rencontre inoubliable avec les gorilles. À Mboko, qui sert également de base logistique pour le camp de Lango, l’horizon s’ouvre sur la savane et les termitières géantes. À Lango, la présence quotidienne de l’eau transforme la forêt, que l’on parcourt à pied ou en kayak, en un univers mouvant où l’on croise éléphants, buffles et singes mangabeys. Une expérience et une diversité de paysage uniques dans le monde du safari souvent cantonné à la savane. D’ailleurs, peut-on encore employer le terme de safari, tant il renvoie à l’image du 4x4 depuis lequel on regarde les animaux à travers la fenêtre. Ici, on revient à l’étymologie du safari, le « long voyage » en swahili et en arabe, et c’est ce que propose Kamba, une immersion, une exploration lente, sensible et vulnérable.
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De Ngaga à Mboko, de la jungle à la savane © PG
Chercher l’animal est un moment vivant, le traquer, sans garantie de réussite, nous rend finalement humble, et c’est cela qui donne sa valeur à l’expérience. Lors de notre seconde traque des gorilles au lodge de Ngaga, il nous aura fallu deux heures de marche à 5h30 du matin pour retrouver le nid abandonné d’une famille, clairière au sol tapissé d’un douillé matelas de feuilles pour la nuit. Puis après une nouvelle demi-heure de recherche, les gorilles étaient là, perchés dans un arbre, les femelles portant leurs nouveau-nés, Jupiter, le dos argenté d’ordinaire très discret, veillant. Alors qu’ils descendent en se laissant glisser le long du tronc, nous nous éclipsons discrètement dans un bosquet pour laisser de la distance. Aussi émouvantes et impressionnantes que sont ces rencontres très encadrées avec les grands singes, « les gorilles, c’est un détail, selon la scientifique Magdalena Bermejo. Ce qui compte, c’est la forêt dans son ensemble. Sans la forêt, il n’y a rien. » La suite du voyage va nous le prouver.
Le lodge de Lango offre une tout autre lecture du paysage. Ici, la forêt s’ouvre sur un baï, vaste clairière marécageuse creusée par le passage répété des éléphants qui viennent s’y abreuver. La nuit, ils approchent jusqu’aux 6 bungalows perchés sur pilotis. Depuis son lit, moustiquaire baissée, on entend leurs pas dans la vase, le souffle humide d’une trompe qui fouille la rivière, les aboiements des hyènes tachetées. Instants rares, de ceux que l’on garde en mémoire toute une vie. On se demande même le lendemain matin si c’était bien réel. La caméra infrarouge qui scrute les alentours nous en apporte la preuve.
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Depuis la terrasse de Lango © PG
Au lever du jour, on part à pied observer les éléphants qui n’ont pas encore regagné la forêt. La marche est silencieuse, les baskets dans l’eau. On découvre à quel point les alentours du lodge sont modelés par la présence quotidienne des pachydermes qui sculptent le paysage : des arbres marqués, des sentiers élargis, des trous d’eau et de boue. Un grand mâle se détache au loin à travers la brume. C’est aussi l’occasion pour nos guides Helen et Nicolas de partager leurs mille et unes connaissances sur cet environnement : le vol étonnamment bruyant du calao à casque noir, les petits champignons — surnommés "queues de dinde" — étudiés par une université américaine pour leurs propriétés anticancéreuses. Plus loin, l’odeur de pop-corn sucré trahit le passage d’une genette ou d’un léopard, tandis que des tessons de poterie témoignent de la présence ancienne d’habitants qui exploitaient le sel noir de Lango, aujourd’hui déplacés. On pénètre ensuite dans une forêt inondée en suivant les “boulevards” creusés entre les arbres par le passage quotidien des éléphants. L’eau arrive jusqu’à la taille, le soleil se reflète à la surface de l’eau noire et à travers les feuillage, on marche littéralement dans les pas des éléphants qui nous ouvrent cet écosystème habituellement inaccessible.
Un modèle de tourisme durable
Bien plus qu’un projet de tourisme, Kamba Africa est un modèle de développement durable profondément ancré dans son territoire. « On est là pour le Congo », résume Elza Gillman, directrice générale et pilier du projet. « I am trying to work myself out of a job », ajoute cette Sud-africaine qui partage son temps entre Cape Town et la forêt congolaise. L’objectif est clair : transmettre les compétences, structurer et renforcer les savoirs locaux.
Ici, les pisteurs sont d’anciens chasseurs. Ils ont grandi dans cette forêt, en connaissent les moindres empreintes. Aujourd’hui, ils guident les visiteurs à la rencontre des gorilles et jouent un rôle essentiel dans leur protection. Le tourisme leur donne une nouvelle perspective sur la nature, leur métier et l’avenir. « Il permet de se projeter dans le futur », souligne Elza. « Il crée des revenus durables, donne aux habitants un rôle concret et les incite à préserver leur environnement. » L’enjeu est d’autant plus crucial que les communautés rurales manquent souvent d’alternatives économiques viables. L’agriculture, la chasse ou la récolte de produits forestiers apportent des ressources à court terme, mais appauvrissent les écosystèmes. L’écotourisme et la conservation, eux, proposent une voie durable.
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Dans les forêt inondées de Longo © PG
Cette transformation s’appuie aussi sur l’engagement féminin. Projet de femmes par la rencontre de Magdalena Bermejo et Sabine Plattner, Kamba « essaie de travailler avec d'autres acteurs de l’hospitalité pour former et promouvoir les talents féminins », explique Elza Gillman. « Pas seulement aux postes subalternes, mais aussi dans l’administratif et la gestion. Peut-être qu’en tant que femmes, on a un peu plus l’œil pour faire avancer les autres femmes. »
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Le lodge de Longo © PG
Autre aspect, la recherche scientifique, ici intimement liée à l’écotourisme. Juste derrière le camp de Ngaga, la branche scientifique du projet a été fondée pour accueillir des chercheurs du monde entier. Leur objectif : faire de ce site un centre d’excellence dédié à la biodiversité, au climat et à la santé. « C’est un laboratoire à ciel ouvert, explique Ashley Vosper, qui coordonne le programme, ces recherches sont importantes pour l’humanité, parce qu’on ne peut pas protéger ce qu’on ne connaît pas. » À ses côtés, deux jeunes doctorants congolais étudient le régime alimentaire des gorilles et le rôle des chauves-souris dans la dissémination des virus. Une science incarnée localement porteuse d’espoir. « Les habitants voient des gens venir du monde entier pour parler des gorilles et faire de la recherche. Cela donne du sens à ce qu’on fait ici, cela crée de la fierté et joue positivement pour la protection. » Un travail de terrain essentiel, d’autant plus menacé par l’arrêt brutal de l’USAID décidé par Donald Trump et Elon Musk, qui a mis en péril des centaines d’emplois et de projets de recherche au Congo.
L’impact est tangible. Sur les paysages. Sur les mentalités. Sur la forêt, les éléphants, les jeunes du village. Et c’est précisément ce qui rend Kamba exemplaire : sa capacité à réunir tourisme, recherche et engagement, pour bâtir un avenir viable grâce au tourisme, dans l’un des écosystèmes les plus précieux de la planète.
Carnet pratique
- Site de Kamba Africa : kambaafrica.com/fr/
- Vaccinations obligatoire : fièvre jaune, polio et rougeole pour entrer au Congo et pour protéger les gorilles des maladies humaines
- Traitement contre le paludisme fortement recommandé
- La République du Congo ou Congo Brazzaville est un pays sûr, à ne pas confondre avec la République démocratique du Congo (RDC)
- L'âge minimum requis pour participer à l'aventure est de 15 ans.
- Le personnel de Kamba est parfaitement francophone et anglophone. La langue officielle du Congo est le français.