La Calle : la rue mexicaine vue par Alex Webb
Alex Webb est né à San Francisco en 1952. Intéressé par la photographie dès ses années de lycée, il est devenu associé à la prestigieuse agence Magnum en 1976. Il fait partie de ces photographes qui ont donné ses lettres de noblesse à la photo en couleur, la photographie avec un grand P, celle d'un Cartier-Bresson ou d'un Robert Frank se concevant jusqu'alors presque uniquement en noir et blanc. Il se définit avant tout comme un photographe de rue et ses photos se situent dans la tradition de Magnum en ce qu'elles visent à documenter le réel, sans mise en scène, tout en en donnant une vision très personnelle.
Alex, commençons par une question bateau, qu’est ce qui vous a conduit au Mexique lorsque vous y avez fait vos premières photos à la fin des années 70 ?
Mon premier voyage au Mexique a été en partie inspiré par la lecture de deux textes de Graham Greene The Lawless Roads et aussi une nouvelle intitulée Across the Bridge . Les deux parlaient de la nature de la frontière [États-Unis-Mexique] et cela m’intriguait. Je me suis renseigné un peu sur la frontière, ça m’a intéressé et à ce moment je commençais juste à voyager comme photographe. Jusqu’alors j’avais surtout travaillé en Nouvelle Angleterre et à New York, là où j’habitais.
Je suis donc allé à El Paso, j’ai traversé le pont pour Ciudad Juarez et j’ai immédiatement été fasciné par cet endroit à la fois si proche géographiquement des Etats Unis et en même temps si fondamentalement différent à tellement de points de vue. L’énergie de la rue Mexicaine, la spontanéité de la vie dans la rue, la manière dont on semblait vivre dans la rue et sur le perron, tout ça était très différent de la Nouvelle Angleterre d’où je suis originaire. J’ai donc commencé à photographier le long de la frontière et ai continué pendant deux ans. A cette époque j’ai aussi débuté un travail sur Haïti. Je photographiais en noir et blanc et je me suis aperçu que quelque chose manquait : c’était la couleur ! C’est donc ainsi que je me suis mis à photographier en couleur : parce que je travaillais sur la frontière États-Unis-Mexique et sur Haïti, et que la couleur faisait partie intégrante de la culture que je photographiais.
On peut donc dire que c’est à ce moment que votre carrière photographique a véritablement décollé ? Même si votre talent était déjà reconnu puisque vous étiez déjà chez Magnum - depuis l’âge de 24 ans !
Je crois que si j’ai eu comme photographe une idée originale, à peu près unique, c’est une certaine manière de travailler en couleur. Cela a été une découverte immensément importante pour moi et c’était en réaction à la frontière et à Haïti, donc oui.
Vous mentionniez la lecture de Graham Greene parmi les raisons qui vous ont poussé à aller au Mexique. De manière générale la littérature semble importante pour vous, par exemple La Calle intègre les textes de pas moins de 5 auteurs Mexicains. Quelle influence a la littérature sur votre œuvre ?
Bien que la photo ait été un intérêt dominant pour moi depuis le lycée, j’étais en même temps intéressé par la littérature et il y a eu un moment quand j’étais à l’université où j’ai pensé écrire de la fiction plutôt que devenir photographe. Heureusement mes tentatives dans ce domaine ont été épargnées au public. Mais la littérature a toujours été importante pour moi en ce qu’elle m’a ouvert des portes qui m’ont mené à certains projets. J’ai mentionné Graham Greene à propos du Mexique, je pourrais dire la même chose au sujet d’Haïti, c’était une époque où je lisais beaucoup de Graham Greene ; Les Comédiens ont partiellement inspiré mon premier voyage à Haïti. Je crois que j’ai aussi été influencé par les écrits de Joseph Conrad et concernant l’Amérique Latine par les écrivains du réalisme magique, Garcia Marquez, Vargas Llosa, etc.
Votre curiosité semble d’avantage émoustillée par la lecture que par d’autres images ou photographies ?
Habituellement ma curiosité n’est guère suscitée par d’autres photos, elle l’est beaucoup plus par la lecture mais en fin de compte mon inspiration est l’expérience de la rue. Lire une oeuvre de fiction qui se passe à un certain endroit peut être ce qui m’amène à cet endroit mais ce que j’y découvre dépend complètement de ce que je trouve sur place en marchant dans les rues et ça n’a parfois pas beaucoup de rapport avec l’oeuvre littéraire en question. Cela dit je dois dire que c’était probablement plus vrai à mes débuts, récemment j’ai été davantage influencé par d’autres choses que la littérature, peut être aussi parce que je n’ai plus guère le temps de lire.
Vous avez photographié sur tous les continents, par exemple dans le cadre de reportages pour des magazines comme National Geographic mais votre travail personnel est dominé par l’Amérique latine et les Caraïbes. Et parmi ces pays, le Mexique semble occuper une place à part puisque vous y avez photographié pendant une trentaine d’années. Y a-t-il quelque chose de spécifiquement Mexicain qui vous a poussé à revenir y photographier année après année ?
Je crois que chaque projet s’inscrit dans sa propre période de temps, par exemple mon livre sur Haïti est consacré à deux années précises et je crois que c’était le bon moment pour le conclure car cela correspondait à un cycle dans l’histoire d’Haïti. Une fois le livre terminé je ne me suis pas dit : « oh j’ai autre chose à dire sur Haïti » alors qu’avec le Mexique et avec la frontière États-Unis - Mexique - j’ai fait un livre sur la frontière bien avant celui sur le Mexique - je n’étais pas prêt à arrêter. Je me suis rendu compte que lorsque je fais un livre sur un endroit cela casse quelque chose, je n’y retourne plus avec la même passion, la même obsession et donc je suis prudent avant de décider de faire un livre. Je n’étais pas prêt à abandonner le Mexique, non que j’avais une idée bien précise de ce à quoi un livre pourrait ressembler, mais émotionnellement le Mexique ne cessait de m’appeler.
Les photos les plus récentes du livre datent de 2007, avez-vous fait d’autres photos au Mexique depuis ou sinon qu’est-ce qui vous a poussé à arrêter ?
Je suis retourné au Mexique depuis et j’y ai photographié un peu mais depuis 2007 j’ai travaillé à d’autres projets et je n’ai pas ressenti de besoin particulier d’aller au Mexique. C’est en partie pour ça que j’ai décidé de faire le livre. C’est aussi parce que tout en regardant mes photos j’avais en tête les news en provenance du Mexique et j’ai réalisé qu’il y avait eu une certaine transformation. Je ne sais pas jusque’à quel point le Mexique a vraiment changé mais cela me semble assez marquant concernant le degré de violence liée au traffic de drogues. Pour moi le Mexique a toujours eu une part d’ombre mais pas quelque chose comme les corps pendus aux ponts autoroutiers, les décapitations, etc. Et j’ai commencé à me dire que si je retournais photographier au Mexique, cela ferait partie d’un travail différent, que j’aurais probablement une vision du Mexique différente de celle lyrique, un peu magique-réaliste que j’avais eue jusqu’alors. C’est vraiment ce qui m’a décidé à faire le livre : cela représente ce que j’ai vu au Mexique dans le passé et je ne sais pas si c’est ce que j’y verrai encore dans le futur.
En tout cas vos images donnent envie d’aller au Mexique. Pensez-vous que malgré les changements que vous décrivez, un voyageur prêt à aller un peu en dehors des sentiers battus y retrouverait aujourd’hui encore l’atmosphère du livre ?
Oui oui, je suis certain que de grandes parties du Mexique sont restées relativement inchangées. Je suis sûr que Oaxaca est bien plus touristique qu’elle ne l’était mais si vous vous aventurez dans les villages voisins vous trouverez probablement quelque chose d’assez similaire à ce que j’ai vu dans les années 80 et au début des années 90.
Y a-t-il des endroits où vous avez particulièrement aimé photographier ? Et y a-t-il d’ailleurs un rapport entre le fait d’apprécier de travailler dans un endroit et en tirer de bonnes images ?
Honnêtement je ne suis pas sûr qu’il y ait vraiment un rapport mais il y a des endroits où j’ai vraiment aimé travailler. J’étais initialement fasciné par la frontière, des villes comme Tijuana, Matamoros. Il y a quelque chose qui me fascine dans ces endroits où à un moment vous pouvez avoir l’impression que vous êtes profondément au coeur du Mexique, et une rue plus loin cela ressemble à une étrange extension des Etats Unis. La frontière a été très importante pour moi au début, Oaxaca l’a toujours été aussi : c’est le premier endroit où je suis allé qui était beaucoup plus à l’intérieur du Mexique et j’ai toujours adoré Oaxaca. Il y a un sentiment aérien, de légèreté à Oaxaca et ce sont les voyages à Oaxaca au début des années 80 qui m’ont fait prendre conscience que je travaillais à un projet sur le Mexique en général et pas seulement sur la frontière. Oaxaca a toujours été un endroit très spécial.
Une question plus pratique maintenant. Vous êtes connus pour la complexité visuelle de vos photos qui intègrent souvent de multiples éléments et personnages. On imagine que cela doit prendre du temps et pas mal de clichés avant d’arriver à la bonne image. Dans ces conditions, comment gérez-vous l’interaction avec les personnes photographiées ?
Cela dépend évidemment d’une situation à une autre, si les gens en ont vraiment marre de me voir rôder à prendre des photos je m’en vais. Parfois il semble nécessaire d’expliquer ce que je suis en train de faire - et je le fais. Chaque situation est un peu différente, il y a ces fois où l’on aborde une scène, on prend 3 clichés et on tient la photo. C’est un processus inexplicable. Vraiment.
Pour prendre un exemple concret pouvez-vous nous raconter comment vous avez pris cette magnifique image à Nuevo Laredo, celle avec la silhouette d’un homme qui tient un enfant dans ses bras (photo ci-dessous) ?
Cela s’est déroulé assez rapidement, je marchais dans la rue, suis parvenu à un coin, ai vu l’arche, la silhouette de l’homme et de l’enfant et ai en quelque sorte perçu la présence des personnages de chaque côté. J’ai commencé à prendre quelques photos et soudain la femme à droite a relevé la tête et j’ai pris la photo. On parle donc de 5 ou 6 clichés. Et puis la scène s’est évanouie. Cela tient vraiment beaucoup à la chance, souvent ça ne marche pas et parfois si.
Wow… Alex, terminons avec une question plus personnelle. Vous voyagez tout le temps, pour photographier bien sûr mais aussi pour présenter votre travail ou encore pour enseigner dans des workshops. Est-ce que tout cela vous laisse le temps de voyager pour vos loisirs ?
Je ne voyage vraiment pas beaucoup pour le plaisir. D’abord je fais partie de ces gens qui ne se sentent pas bien lorsqu’ils ne travaillent pas à ce qui les intéresse. Je ne dis pas que j’adore tout ce que je fais mais lorsqu’il s’agit de ce que j’ai vraiment à coeur de photographier je me sens anxieux dès que je m’interromps plus de quelques jours, j’ai un tempérament assez obsessionnel à cet égard.
Ce que je trouve incroyablement relaxant c’est d’aller dans la maison que nous avons achetée à Cape Cod avec Rebecca. C’est là que nous sélectionnons les images, que nous faisons la mise en page des livres, où je fais des tirages de lecture et j’adore ce processus. Aller au studio le matin en premier, y faire quelques tirages, les afficher au mur, etc. et lorsqu’une séquence d’images ne fonctionne pas, on va se promener sur la plage et en rentrant on a tout à coup une séquence qui fonctionne… Nos derniers livres ont été conçus là-bas et je crois que si la mise en page a été si réussie c’est en partie parce que nous l’avons faite là.
Grâce à l’atmosphère relaxante ?
Oui relaxante et inspirante, ça fait partie du processus créatif, là-bas on parvient à avoir l’espace nécessaire dans sa tête, c’est vraiment différent de, disons, notre appartement de Brooklyn qui est encombré de toutes sortes de livres, de tirages, etc.
En parlant de Brooklyn j’ai justement lu que Rebecca et vous y aviez photographié récemment ?
Oui en effet, et de ce point de vue ça a été formidable d’être à Brooklyn. C’est un challenge de photographier dans mon propre pays et de photographier une société qui n’a pas la note lyrique évidente que peut avoir le Mexique, qui n’a pas le même côté mystérieux. C’est à la fois un challenge et quelque chose d’intéressant.
Déjà un livre en projet ?
Oui nous allons faire un livre sur Brooklyn dans les années qui viennent, en duo avec Rebecca, et potentiellement il y a aussi un autre projet sur l’Amérique urbaine, dont les contours sont pour l’instant encore un peu flous mais qui inclura probablement des villes comme Indianapolis, Cleveland ou peut être Buffalo ou Pittsburgh… ces villes de la Rust Belt un peu en déclin et qui sont en train de se réinventer...
Eh bien Alex, nous avons hâte de voir tout ça. En attendant nous encourageons nos lecteurs à découvrir vos photos du Mexique. Merci encore pour cette interview !
ALEX WEBB: SELECTIONS
Exposition à la galerie Leica 6×7, Varsovie, Pologne, jusqu’au 20 août 2017
SLANT RHYMES
Exposition avec Rebecca Norris-Webb à La Fabrica, Madrid jusqu’à la fin août 2017
Robert Klein Gallery, Boston
Stephen Daiter Gallery, Chicago
Robert Koch Gallery, San Francisco
Stephen Bulger Gallery, Toronto