Mathieu BelayMathieu Belay, Le vendredi 24 février 2017
Chefs

Les 50 chefs qui font Paris #22 : rencontre avec Philippe Labbé (La Tour d’Argent)

Depuis le printemps 2016, Philippe Labbé, grand cuisinier au parcours exemplaire, est aux commandes de l’institution du 5ème arrondissement qu’est la Tour d’Argent. Rencontre avec un chef qui a consacré sa vie aux plus belles maisons gastronomiques de France.
  • Le chef Philippe Labbé est aux commandes des cuisines de La Tour d'Argent depuis le printemps 2016 © La Tour d'Argent
    Le chef Philippe Labbé est aux commandes des cuisines de La Tour d'Argent depuis le printemps 2016 © La Tour d'Argent
L'ambition du duo Terrail-Labbé est également de donner un coup de fouet au mythique établissement du quai de la Tournelle.

C’est un grand monsieur de la gastronomie française mais sa relative discrétion médiatique n’en fait pas une figure emblématique de la grande cuisine auprès du public. Le CV de Philippe Labbé a pourtant de quoi impressionner. Formé par les grands de son époque (Bernard Loiseau, Gérard Boyer, Michel Lorain, Roger Vergé, Christian Willer), fin connaisseur des plus beaux terroirs français (Bourgogne, Champagne, Val de Loire, Provence…) le chef « élevé dans la culture du produit », rompu aux codes culinaires établis par Escoffier, chez-lui dans les plus belles maisons de Province (Les Crayères à Reims, La Côte d'Or à Saulieu, le Moulin de Mougins…) comme dans les hôtels les plus prestigieux (le Plaza Athénée à Paris, le Carlton et le Martinez à Cannes…) a su s’imposer au fil de sa carrière comme un solide chef s’inscrivant dans la tradition de la haute cuisine française tout en l'adaptant à son temps.

Quand en 2001, il prend seul les commandes de Château de la Chèvre d’Or à Èze, l’un des plus prestigieux restaurants de la Côte d’Azur perché sur les hauteurs entre Nice et Monaco, il conserve aisément les deux étoiles Michelin récemment acquises par le restaurant. Il se permet ensuite le luxe de se hisser jusqu’à la quasi-perfection selon le Gault&Millau qui lui attribuera la note de 19/20 à la fin des années 2000.

L’ouverture du Shangri-La à Paris en 2010 lui permettra d'asseoir son rang autant que de renouer avec ses amours hôtelières. La reconnaissance critique suit. L’Abeille, le « gastro » du nouveau palace parisien, se voit rapidement récompensé de deux étoiles, faisant de l’hôtel une nouvelle adresse incontournable pour les gourmets parisiens. Sept ans plus tard, c’est à ce chef exemplaire qu’André Terrail, le propriétaire de la Tour d’Argent, confie les clés du légendaire restaurant acheté par son grand-père en 1911.

L’objectif ? Repartir à la conquête des étoiles (la seconde fut retirée par le Michelin en 2006, l’année de la disparition de Claude Terrail, le père d’André), cela va de soi. Mais ce n'est pas tout. L'ambition du duo Terrail-Labbé est également de donner un coup de fouet au mythique établissement du quai de la Tournelle. Le moderniser sans trahir l’histoire de légende du plus ancien restaurant de Paris. Un sacré défi pour Philippe Labbé qui nous en dit davantage sur ses débuts, son parcours, ses ambitions pour la Tour et ses inspirations.

André Terrail et Philippe Labbé © La Tour d’Argent

 

« On s’est alors aperçu que la cuisine n’était pas faite que de règles. C’était aussi de l’imagination, de la créativité et de la recherche.»

 

LES DÉBUTS DE PHILIPPE LABBÉ

YONDER: Bonjour Philippe Labbé. Prenons quelques instants pour revenir sur vos débuts. Comment avez-vous commencé votre carrière en cuisine ?

Philippe Labbé : j'ai baigné dans un univers de bons produits dans ma jeunesse. Grâce à mon père qui était représentant en produits alimentaires, je n’ai jamais mangé de produits qui ne venaient pas d’un artisan. Qui plus est, j’ai eu la chance que mes parents m’emmènent, dès le plus jeune âge dans de très bonnes tables, deux ou trois étoiles Michelin. Chaque voyage avec eux passait forcément par un grand restaurant.

Vous avez des souvenirs marquants de ces repas avec vos parents ?

À Langeais sur les bords de Loire [près de Tours, NDLR]. J’ai immédiatement pensé que c’était une super maison. Deux étoiles Michelin, une maison familiale bien tenue et membre des Relais & Châteaux, tout à fait dans le style des maisons de chefs propriétaires qui font le prestige des Relais & Châteaux. Il s’est avéré que c’est dans ce restaurant que j’ai eu ma première place en cuisine, quelques années plus tard.

Vous aviez des modèles dans l’univers gastronomique, à cette époque ?

J’ai vécu l’époque des grands classiques de la cuisine française puis l’émergence de la Nouvelle Cuisine, accompagnée par Henri Gault et Christian Millau. On s’est alors aperçu que la cuisine n’était pas faite que de règles. C’était aussi de l’imagination, de la créativité et de la recherche.

Cela change votre perception du métier de cuisinier ?

Pas que la mienne. Alors que j’étais chez Bernard Loiseau, on a vu arriver en cuisine des enfants d’avocats ou des jeunes issus de milieux plus bourgeois. Cela aurait été impensable dix ans plus tôt. La cuisine avait auparavant l’image d’un métier très dur, réservé aux personnes en bas de l’échelle. L’écart entre ce que j’ai connu à mes débuts et l’image du cuisinier médiatisé d’aujourd’hui est gigantesque.

 

LE PARCOURS

Qu’est-ce qui vous a amené sur la voie de l’excellence ?

J’ai intégré l’école hôtelière de Strasbourg qui était l’une des meilleures de France d’après les recherches qu’avaient faites mes parents. Mais il faut se rappeler que l’Alsace d’il y a quarante ans était très stricte. Les Alsaciens étaient extraordinaires et pouvaient être chaleureux mais c’était un monde à part. Ceux qui n’étaient pas originaires d’Alsace, ou à la limite de Lorraine, devaient redoubler d’efforts pour se faire accepter. Il fallait être le meilleur pour ne pas être rejeté.

Vous avez travaillé aux côtés de très grands noms de la gastronomie française : Bernard Loiseau à Saulieu, Gérard Boyer aux Crayères, Michel Lorain à La Côte Saint-Jacques, Roger Vergé au Moulin de Mougins, Christian Willer à La Palme d’Or avant de rejoindre Eric Briffard en tant que chef adjoint au Plaza Athénée. Est-ce qu’il y a des éléments particulièrement marquants dans ce parcours ?

J’ai appris beaucoup de choses de chacun des chefs avec lesquels j’ai travaillé. J’ai travaillé dans la plupart des régions françaises : la Bourgogne, la Loire, la Champagne puis près de vingt ans dans le Sud [notamment au Château de la Chèvre d’Or à Èze, NDLR] où j’ai eu l’occasion d’approfondir ma connaissance de la cuisine méditerranéenne ou de la cuisine à tendance italienne. L’ouverture du Shangri-La à Paris en 2010 m’a ensuite permis de découvrir la cuisine asiatique, chinoise mais aussi thaïlandaise, birmane…

Philippe Labbé a eu la lourde tâche de monter l’offre gastronomique du Shangri-La Paris à l’ouverture du palace en 2010 © Shangri-La Hotels

 

Vous quittez finalement le Shangri-La pour reprendre L'Arnsbourg, le restaurant triplement étoilé de Jean-Georges Klein à Baerenthal en Moselle ?

C’était une belle opportunité dans une maison qui correspondait à ce que je sais faire : des maisons familiales avec deux ou trois étoiles Michelin. Les problèmes familiaux ont fait que je ne suis pas resté.

« Ma cuisine à la Tour d’Argent est une cuisine de produits et de goûts alliant tradition et modernité. »

 

L'ARRIVÉE À LA TOUR D’ARGENT

Vous avez ensuite l’opportunité de rejoindre la Tour d’Argent au printemps 2016. Qu’est-ce qui vous fait accepter cette proposition ?

Le défi ! Mais il fallait que je vienne pour changer des choses, ne pas simplement être dans la continuité de ce qui a été fait avant. J’ai expliqué ma vision à André Terrail [le propriétaire actuel de la Tour d’Argent, petit-fils d’André Terrail premier du nom, le créateur du restaurant sous sa forme actuelle en 1890, NDLR] : il y avait deux possibilités : continuer comme avant, auquel cas je n’avais aucune valeur ajoutée, ou changer. C’est cette option qu’il a privilégiée. J’ai donc choisi d’accepter de relever le défi.

Vous arrivez de manière assez précipitée au restaurant, avec peu de temps pour vous préparer. C'est bien cela ?

En effet. À mon arrivée au printemps dernier, o a travaillé la nouvelle carte de la Tour en seulement quinze jours, pendant que le restaurant était fermé Mais on a su protéger ce qui fait l’image exceptionnelle et le prestige de la Tour d’Argent. Il fallait parvenir à conserver le patrimoine et la tradition tout en se modernisant.
 

La salle avec vue de la Tour d’Argent, nouveau terrain de jeu de Philippe Labbé © La Tour d’Argent

 

Comment vous définiriez le style Philippe Labbé aujourd’hui ? Et comment vous le faites s’accorder avec l’histoire de la Tour d’Argent ?

J’ai appris la cuisine dans les règles de l’art, autour des recettes et des principes d’Escoffier. Mais ça ne m’empêche pas d’aimer la modernité. Ma cuisine à la Tour d’Argent est une cuisine de produits et de goûts alliant tradition et modernité. Elle s’inscrit dans la transition de ce qui se faisait avant à la Tour et ce qui s’y fera demain.

C’est une chance de pouvoir s’appuyer sur le patrimoine culinaire du restaurant ?

C’est surtout une chance de pouvoir être le premier à réformer la cuisine de la Tour d’Argent, ce qui n’avait été jamais fait, ou presque, depuis sa création ! C’est un honneur d’accompagner cette évolution. Mais c’est aussi une pression. On ne peut pas arriver dans un lieu aussi emblématique sans subir une pression.

Avez-vous souvent l’occasion de mesurer la notoriété de la Tour d’Argent?

Tout le temps. Tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de France dans le monde connaissent la Tour d’Argent ! Au printemps, au moment de mon arrivée ici, un chauffeur de taxi canadien m’a parlé en détail du restaurant alors qu’il n’était pas particulièrement un gastronome. Tous les dimanche, en faisant mon footing sur les quais, j’entends l’histoire de la Tour d’Argent racontée aux touristes sur les bateaux-mouches. Les mythes autour du restaurant sont nombreux.

Quel bilan tirez-vous, dix mois après votre arrivée en tant que chef de la Tour d’Argent ?

Le bilan est très positif. Mon objectif principal est de satisfaire les clients et de pouvoir faire progresser la maison. Avant de vouloir changer la cuisine ou imprimer ma marque, cela reste ma priorité.

  • Présentation du légendaire canard de la Tour d'Argent © YONDER.fr
  • Aile de raie bouclée de petit bateau, citron de Menton, câpres, amandes, salicornes, poudre de noisettes © YONDER.fr

 

« Tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de France dans le monde connaissent la Tour d’Argent ! »

 

INSPIRATIONS & INFLUENCES

Quels sont les chefs ou restaurateurs qui ont le plus marqué ou influencé votre parcours ?

Ceux avec lesquels j’ai travaillé. Bernard Loiseau pour sa volonté de toujours tout réinventer. Gérard Boyer aux Crayères parce qu’il avait quinze ans d’avance sur l’organisation du personnel dans un restaurant. Roger Vergé parce qu’il était un grand communicant. Francis Chauveau à la Belle Otéro pour son raffinement. Christian Willer à La Palme d’Or [au Martinez à Cannes, NDLR] pour ses capacités extraordinaires de chef d’hôtel. Grâce à Eric Briffard, qui est devenu un ami après mon passage au Plaza Athénée, j’ai aussi pu connaître des aspects de la cuisine de Joël Robuchon.

À l’inverse, auriez-vous aimé travailler avec des chefs que vous n’avez jamais eu l’occasion de travailler ?

Alain Chapel [Alain Chapel était un chef mythique 3-étoiles dans l’Ain, passé par les cuisines de Fernand Point à Vienne et associé à la génération de la Nouvelle Cuisine aux côtés de Paul Bocuse, Jacques Pic, des frères Troisgros ou de Michel Guérard, entre autres. Il est disparu prématurément en 1990, NDLR].

Avez-vous des souvenirs de repas particulièrement marquants ?

Au-delà de l’assiette, l’élégance de la langue française chez Michel Guérard à Eugénie-les-Bains m’a frappé. Le service, la façon d’énoncer les choses, l’écriture… il n’y avait pas besoin de goûter les plats pour deviner le raffinement. Dans un autre style, on retrouve cette forme de poésie dans l’écriture à la Tour d’Argent.

  • Le légendaire Alain Chapel, chez qui Philippe Labbé aurait souhaité pouvoir se rendre © DR
  • Michel Guérard, chef triplement étoilé et figure de la Nouvelle Cuisine © DR

 

Et au-delà des frontières françaises ?

La diversité de la cuisine est fascinante. Aujourd’hui, il est plus facile de manger des cuisines du monde entier à Paris mais le plaisir de déguster un bon pad thaï dans les rues de Bangkok reste exceptionnel. J’ai également un souvenir incroyable de raviolis dans un food court de Singapour. On ne connaissait pas l’endroit mais on a vu la manière de tout préparer à la minute des cuisiniers, cela nous a donné envie de goûter. Même chose au marché aux poissons de Tsukiji à Tokyo où les sushis, notamment ceux de thon gras, servis dans les comptoirs entre 5 heures et 8 heures du matin sont tout simplement exceptionnels. J’ai de très beaux souvenirs partout dans le monde : les sate en Malaisie, les viandes grillées en Argentine, les tacos dans la rue au Mexique…
 

AUJOURD’HUI ET DEMAIN

Pour conclure, quelle est désormais votre vision de l’évolution de la Tour d’Argent ?

Continuer avec la même énergie que celle avec laquelle on a commencé. Il faut poursuivre à mettre beaucoup de choses en place, apporter des nouveautés, faire des modifications tout en se perfectionnant. Il faut que demain on puisse être meilleur que ce que l’on est aujourd’hui.

À lire également, notre récit de découverte de La Tour d’Argent