Les 50 chefs qui font Paris #14 : rencontre avec Guy Savoy (Restaurant Guy Savoy à la Monnaie de Paris)
La plupart des grands cuisiniers se font appeler « Chef », rappelant autant leur fonction de chef de cuisine que leur position au sommet de la pyramide, dans un milieu extrêmement hiérarchisé. Certains se voient comme des artistes, d’autres comme de simples artisans ou techniciens. Guy Savoy, lui, se verrait plutôt comme un « aubergiste ». On le retrouve au four et au moulin. En cuisine pour exécuter des recettes d’exception. En salle pour accueillir ses hôtes. Ancien rugbyman et toujours passionné de ballon ovale, il multiplie les métaphores sportives là où quelques-uns de ses confrères préfèrent des envolées lyriques. Il s’imagine aisément comme le « président-entraîneur-capitaine » d’une équipe de haut niveau. Son objectif ? Délivrer une expérience aussi irréprochable que possible « deux fois par jour, à chaque table, pour chaque convive ». Gagner chaque match. Voilà le véritable enjeu de Guy Savoy. Son moteur au quotidien. Sa passion constante.
Car Guy Savoy a peut-être tout gagné d’un point de vue critique – encensé par la presse et le public, il est triplement étoilé depuis 2002, a obtenu cinq toques dans le Gault & Millau, s’est positionné en quatrième position des mille meilleurs restaurants du monde de La Liste fin 2015 – il n’en reste pas moins obsédé par le souci d’offrir à chacun de ses hôtes, et à chaque service, l’expérience la plus inoubliable possible : humainement, gustativement, sensoriellement. Après près de trente années passées dans son fief de la rue Troyon où il régala le Tout-Paris et le gotha mondial venus déguster ses créations emblématiques – dont la fameuse soupe d’artichaut à la truffe noir et sa brioche feuilletée aux champignons et truffes – le natif de Bourgogne a installé son « auberge » dans une aile de La Monnaie de Paris aménagée comme un hôtel particulier. C’est dans ce lieu somptueux – vues uniques sur la Seine, le Pont des Arts, le Louvre, le Pont Neuf, la Samaritaine…-, réinventé avec élégance par son architecte et ami Jean-Michel Wilmotte que l’ancien disciple des Frères Troisgros et grand ami de Bernard Loiseau nous reçoit.
Guy Savoy prend le temps de revenir sur ses débuts en cuisine et sa cohorte de difficultés, son parcours dans les grandes maisons de l’époque, sa vision du métier de restaurateur mais aussi, plus ancré dans l’actualité, de nous éclairer de son avis sur les classements et guides gastronomiques. Entretien exclusif avec une légende vivante du patrimoine gastronomique français.
LES DÉBUTS
Yonder : Bonjour Guy Savoy. Revenons sur vos débuts. Quel moment identifiez-vous comme un déclic dans votre vie de cuisinier ?
Guy Savoy : Les langues de chat ! À l’époque, lorsque l’on n’allait pas à l’école le jeudi, j’ai un jour assisté ma mère en train de préparer des langues de chat. J’ai été fasciné par la magie de la transformation quand je l’ai vue mélanger la farine, les œufs, le beurre et même du sel ! J’étais très surpris que l’on utilise du sel pour préparer des gâteaux sucrés. En voyant la pâte monter sur la plaque beurrée auprès quelques minutes, en sentant l’odeur, en goûtant le croustillant, j’étais conquis. C’était magique.
La magie de la transformation est ce qui vous a touché le plus ?
Oui mais pas seulement. L’aspect concret de la cuisine m’a également plu immédiatement. Le fait de manger est un acte banal en soit. Je me suis aperçu que c’était ce concret qui me touchait. Les mathématiques, les équations avec les inconnues, l'abstraction m’ennuyaient profondément. Je voulais être dans l’hyper concret.
Devenir cuisinier est donc rapidement devenu un objectif ?
Tout à fait mais cela ne s’est pas fait facilement. À l’époque, au lycée de Bourgoin-Jallieu [la ville d’Isère où Guy Savoy a grandi, NDLR], quand on expliquait vouloir faire un apprentissage en pâtisserie en fin de seconde, on vous prenait pour un idiot ! On pensait que l’apprentissage était le ghetto des échecs scolaires. Je n’étais d’ailleurs même pas dans l’échec scolaire donc ma volonté était d’autant plus incomprise.
Votre parcours est donc une forme de rébellion ?
J’ai toujours été rebelle mais de manière constructive. J’étais contre beaucoup de choses à l’époque – le système scolaire, les curés et le fait de se confesser [Rires] – mais j’avais en tête de devenir cuisinier malgré les objections de mon entourage.
Même mes parents, qui étaient issus d’un milieu modeste - mon père était jardinier, ma mère tenait un petit restaurant à Bourgoin-Jallieu - , rêvaient d’autre chose pour leur fils.
Vous n’avez jamais eu envie d’abandonner ?
Quand on a 16 ou 17 ans, même en étant rebelle, on est tout de même habité par le doute. Par exemple, avant de pouvoir débuter mon apprentissage, une psychologue m’a fait bouger des cubes pendant dix minutes et m’a dit « Vous n’êtes pas fait pour un métier manuel, et surtout pas dans l’alimentation ». En sortant de là, malgré ma conviction intime, je me suis malgré tout demander « Et s’ils avaient tous raison ? ». Cela peut faire des ravages.
Avez-vous un conseil à donner aux jeunes qui se lancent en cuisine ?
Ne lâchez pas prise ! Ce n’est pas parce que vous n’allez pas ressembler aux autres que c’est grave. Si vous avec une idée en tête, ne lâchez pas prise !
Est-ce qu’à l’époque vous aviez déjà des héros de la gastronomie ?
Je ne savais pas que les étoilés existaient. Étant gamin à Bourgoin-Jallieu, quand on allait au resto, c’était pour les mariages et les communions. Ma vision de la restauration s’arrêtait là.
LE PARCOURS : DE BOURGOIN-JALLIEU À PARIS EN PASSANT PAR ROANNE
Vous démarrez donc votre carrière en pâtisserie auprès de Louis Marchand.
Oui pour un court apprentissage. Mais M. Marchand, mon premier maître d’apprentissage en pâtisserie, me promet de me trouver une place dans l’un des meilleurs restaurants de France, connaissant ma volonté de faire de la cuisine. Jean Troisgros lui avait indiqué dans une lettre qu’il ne pouvait pas me prendre dans l’immédiat. Il précisait qu’il fallait que je débute en pâtisserie et qu’il me recontacterait ultérieurement.
Et il a tenu sa promesse ?
Je pensais qu’il avait botté en touche ! Mais six mois après mon arrivée en pâtisserie, en mars 1970, je reçois un coup de fil de Jean Troisgros alors que je faisais des tartes aux pommes. Il me dit « Si tu veux toujours faire de la cuisine, tu commences la semaine prochaine. » Louis Marchand m’a laissé commencer chez les Troisgros la semaine suivante.
L’expérience chez les Frères Troisgros confirme votre volonté de poursuivre sur cette voie ?
Au départ, c’était dur. J’avais déjà tenu le restaurant de ma mère, je bricolais seulement mais je pensais déjà être champion du monde ! En arrivant chez Troisgros, j’ai découvert autre chose : les plus beaux produits (les gros turbots, les truffes...), les clients célèbres, les journalistes omniprésents, dont Christian Millau qui effectuait un stage incognito en cuisine.
Il s’agit alors d’un véritable changement de vie.
Oui, je quitte ma ville natale, mes repères, mes copains. Même si le rythme de pâtissier était déjà contraignant, c'était autre chose de se retrouver seul dans une chambre à Roanne, de partir allumer le fourneau à charbon le matin... À un moment, si l’on m’avait dit que je n’étais pas fait pour ça, je n'aurais pas abandonné mais cela ne m'aurait rien fait si l'on m'avait dit de renoncer.
Vous n’aviez à ce moment là que peu d’encouragements ?
Je l’ai appris beaucoup plus tard mais les Frères Troisgros ont dit à mon propos à Christian Millau « On entendra parler de lui dans dix ans. » Mais à aucun moment pendant mon apprentissage, je n’avais saisi cela. Mes parents m’ont également soutenu, une fois que j’ai entamé le processus.
Vous poursuivez votre carrière dans d’autres grands restaurants.
Je suis allé voir Jean Troigros et lui ai expliqué que je voulais aller à Paris. Il m’a envoyé chez Lasserre qui était alors le meilleur restaurant de la ville. Donc je suis parti chez Lasserre où je suis resté un an. Cela a été difficile une nouvelle fois. Dans ce métier, à chaque fois que vous arrivez dans un nouveau restaurant, il faut repartir de zéro ou presque.
Mais vous persévérez…
Oui, car malgré les difficultés, c’est en cuisine que je m’éclatais ! La qualité des produits, la rigueur de travail, tout cela me donnait des sensations. Plus le challenge est élevé, plus la satisfaction est grande. Je n’ai jamais lâché prise et j’ai toujours voulu aller plus haut.
PARIS : LA RUE DURET PUIS LA RUE TROYON
Vous ouvrez votre premier restaurant à Paris en 1980 où vous obtiendrez votre première étoile en 1981 et la seconde en 1985.
Oui, rue Duret dans le 16ème arrondissement. Très vite, j’ai vu les limites du lieu. Le restaurant était trop petit par exemple. En 1986, j’ai entrepris d'importants travaux de rénovation. J’ai été content du résultat quelques semaines mais très vite, je me suis dit que je ne pouvais pas rester là. Il me fallait plus.
C’est comme ça que vous emménagez rue Troyon, à côté de l’Étoile, dans le 17ème.
Quand j’apprends que Le Bernardin est en vente, j’appelle Maguy Le Coze qui venait régulièrement dans mon restaurant rue Duret. Après quelques semaines de discussion, on signait et je m’installais finalement rue Troyon dans ce qui deviendra mon restaurant pour plus de 28 ans !
GUY SAVOY, « L’AUBERGISTE »
Vous vous définissez régulièrement comme un « aubergiste ». Qu’est-ce que vous entendez par là ?
C’est ma manière de faire ce métier. Qu’est-ce qui fait le succès des quelques indépendants que nous sommes encore ? Le cumul des fonctions : autant être en cuisine qu’accueillir les convives en salle. Ici, c’est davantage un club de sport, dont j’assurerai la présidence, le capitanat, l’entraînement, qu’un restaurant ! C’est ma manière de faire ce métier. C’est d’ailleurs ce que j’explique aux jeunes qui passent ici : une fois l’effort de formation fait, la palette de choix – restaurant ou bistrot, ouvert le midi et/ou le soir, à Sydney, Paris, Las Vegas… – est immense. Les portes du monde entier sont ouvertes pour un jeune qui a sur son CV une grande table française, et ce, sans avoir besoin de repasser des diplômes. C’est une chance unique.
Vous avez d’ailleurs de nombreux anciens qui ont fait de très grandes carrières.
Oui c’est le cas de Thomas Keller, Gordon Ramsay, Eyvind Hellstrøm [chef norvégien précurseur de la Nouvelle Cuisine Nordique, NDLR] du restaurant Bagatelle à Oslo, William Ledeuil et d’autres encore en Province qui ont des restaurants étoilés. Il y en a partout !
Cela correspond également à une ouverture internationale de la gastronomie.
Pierre Troisgros disait : « La cuisine a plus évolué ces trente dernières années que les deux mille ans qui ont précédées. » C’est tellement vrai. Et aujourd’hui, même si cela ne fait pas l’unanimité, j’applaudis des deux mains lorsque de nouvelles voies, comme celles proposées par Ferran Adrià, s’ouvrent. Tout ce qui amplifie l’offre gastronomique pour les convives est une bonne chose. Cela ne signifie d'ailleurs pas que l’on doive préférer l’un ou l’autre.
GUY SAVOY À LA MONNAIE DE PARIS
Comment s’est faite l’arrivée dans ce lieu majestueux qu’est La Monnaie de Paris, sur les quais de Seine, en plein 6ème arrondissement ?
Après près de trente ans rue Troyon, on arrivait au bout d’un cycle. Il y a eu l’étape du décor de Jean-Michel Wilmotte en 2000 mais il fallait quelque chose de neuf. Beaucoup auraient pu se satisfaire de cela, le restaurant fonctionnait bien, il était toujours plein mais j’avais besoin d’un nouveau souffle.
Vous êtes tombé amoureux de ce lieu, à La Monnaie ?
Lorsque j’ai visité La Monnaie pour la première fois dans le cadre de l’appel d’offres, au fur et à mesure que je longeais les fenêtres surplombant la Seine, j’imaginais le restaurant. Les différents salons, la circulation… En sortant d’ici, je me suis dit qu’il fallait que j’y sois ! Sans oublier les cuisines. On est au cœur du 6ème arrondissement, et de chaque côté des cuisines, on a des fenêtres ouvertes. C’est un kif !
Quelle est la signature du Restaurant Guy Savoy à La Monnaie ?
Un lieu unique avec ses vues sur la Seine, une atmosphère chaleureuse, une bonhommie en salle et une cuisine très axée sur le produit.
Est-ce que la cuisine a évolué depuis votre arrivée dans ce lieu ?
On a plus de place donc on a plus de possibilités techniques.
Et créativement ?
Une artiste, Fabienne Verdier, m’a dit : « Les espaces et la lumière vont te faire découvrir des territoires que tu n’imagines pas encore. » Et en effet, on sent qu’il y a une nouvelle énergie qui infuse ce qu’on fait en cuisine. Mais cela se fait doucement. Je suis un rebelle, pas un révolutionnaire. Il faut se méfier des fulgurances car notre vrai challenge est la régularité : deux fois par jour, à chaque table pour chaque convive.
LES GUIDES ET CLASSEMENTS
« La Liste » vous a sacré 4ème meilleur restaurant du monde et meilleur restaurant de France. C’est une satisfaction pour vous ?
Depuis mon poste d’observation, j’entendais dire que La Liste, au moins pour les quelques dizaines de premières places, était inattaquable. Il y a eu une perception de sérieux. Ce qui m’arrangeait bien ! On ne peut pas en dire autant des « 50 Best » dont les convives ne parlent pas ou peu. Obtenir ce classement était très bien. De là à dire que cela a changé la fréquentation du restaurant, c’est autre chose…
Quel regard portez-vous sur le classement des « 50 Best », dont la dernière édition vient d’être publiée ?
Je pense que l’appellation pose problème. Si le classement s’appelait « Les 50 chefs les plus trendys », je crois que cela ne ferait pas autant polémique. Il y a deux ans, j’ai fait un tour en Amérique du Sud : Rio, São Paulo, Belém, Lima et La Paz. Je salue le mouvement bien entendu mais objectivement, c’est un éclat de rire ! Certains restaurants sont très, très loin de ce que nous faisons ici en France ou plus largement en Europe. Il fallait saluer l’initiative l’émergence du mouvement, mais les classer dans les 50 meilleurs restaurants du monde, ce n’est pas pareil.
Le Michelin reste pour vous la référence ?
Le Michelin et d’autres. Le Gault & Millau a été bien repris en main, il y a une vraie philosophie, une ligne éditoriale solide. Et puis après il y a le bouche à oreille. Deux fois par jour, chaque table, chaque convive, c’est tout ce qui compte. Le reste, c’est du pipeau !
La longévité est également un enjeu fondamental ?
Si vous reprenez une photographie de la gastronomie parisienne des les années 1980, beaucoup de chefs étaient bons. On avait les mêmes articles dans les mêmes journaux. Aujourd’hui, qui est encore là ? Il faut tenir sur la longueur.
INSPIRATIONS & INFLUENCES
Est-ce qu'il y a des chefs avec lesquels vous n’avez pas travaillé qui vous ont influencés ?
C’est la vie qui m’influence ! Voir des expos, sortir me balader, traverser le Pont des Arts ou les Cours du Louvre tous les matins. Vivre dans le beau m’inspire. Paris, la campagne, la montagne, la mer, les Halles de Sète... ou encore les Halles de Lyon où j’étais dimanche matin. Je me suis régalé encore une fois.
Sans que ce soit une source d'inspiration, est-ce qu'il y a des repas ou des chefs qui vous ont particulièrement marqués ?
Un grand nombre évidemment ! Frédy Girardet, Bernard Loiseau, Philippe Rochat… vous allez me dire, ils sont tous morts ! Mais c’est aussi Ferran Adrià, Alain Passard… Il y en a beaucoup. Ce qui me touche, c’est la diversité. Je n’ai pas envie d’aller dans un lieu qui ressemblerait à un autre.
À l’inverse, y a-t-il des restaurants où vous n’êtes encore jamais allé mais que vous aimeriez découvrir ?
Quand j’ai envie de faire quelque chose, je le fais ! Là par exemple, cela fait des années que je souhaite aller chez Andreas Caminada [au Schloss Schauenstein à Fürstenau en Suisse, considéré comme l’un des meilleurs restaurants du monde, NDLR] et j’irai pendant mes prochaines vacances. Tout me plaît : son nom, l’endroit où il est… Je suis curieux !
AUJOURD’HUI
Qu’est-ce qui motive encore aujourd’hui à La Monnaie que vous avez tout « gagné » : les étoiles, les classements internationaux, les avis des clients…
Je n’ai rien gagné. Il y a encore un service à midi, un service ce soir… Le quotidien est tout ce qui compte. Le reste n’est que du pipeau ! Ce qui va se dire aujourd’hui à l’extérieur de ce restaurant, je m’en contrefous ! Tout ce qui compte, c’est ce que vont penser les 58 convives qui vont déjeuner ici à midi.
Chaque matche compte. Le reste, c’est de la démonstration. Venir chez Savoy, pour nos hôtes, ça ne suffit pas, il faut délivrer. Il faut remporter chaque match !
C’est ce défi permanent qui vous fait toujours courir ?
Bien sûr, on est toujours sur le fil du rasoir. Ce n’est pas un supplice, ce n’est pas une punition. Je m’éclate et je suis entouré de gens qui s’éclatent.
Comment gérez-vous au quotidien vos autres restaurants ?
C’est très simple. Dans chaque restaurant, j’ai un collaborateur-associé en qui j’ai une entière confiance et qui est le « taulier ». Il fait tourner sa taule et n’a pas besoin de moi au quotidien. Si j’avais trouvé cinquante personnes en qui je fasse totalement confiance, j’aurais cinquante restaurants !
À La Monnaie, vous êtes le taulier ?
Bien sûr ! Mais je conserve aussi des espaces de liberté. Il ne faut pas aller me chercher ni le dimanche, ni le lundi. J’ai besoin de ces parenthèses pour conserver une certaine fraîcheur.
Le mot de la fin ?
Elle est pas belle la vie ?