Mathieu BelayMathieu Belay, Le dimanche 01 mai 2016
Chefs

Les 50 chefs qui font Paris #10: rencontre avec Sven Chartier (Saturne)

À tout juste trente ans, Sven Chartier s’est déjà fait une place au soleil. Cet ancien disciple d’Alain Passard est à la tête depuis 2010 de l’une des tables les plus en vue de la capitale, Saturne. Rencontre avec un chef qui contribue à réinventer la gastronomie française au XXIème siècle.
  • Sven Chartier dans son restaurant parisien, Saturne © ##Tiphaine Caro@@http://www.tiphainec.com
    Sven Chartier dans son restaurant parisien, Saturne © Tiphaine Caro
Sven Chartier et Ewen Le Moigne, son associé sommelier fou de vins naturee, ont misé sur un vaste espace dans le quartier de la Bourse pour y déployer leur vision de la cuisine.

Sven Chartier a tout du parcours d’un enfant prodige de la cuisine. Arrivée à L’Arpège d’Alain Passard, à 19 ans, il quittera le restaurant triplement étoilé de son « père spirituel » seulement deux ans et demi après l’avoir intégré. Une année à barouder en Asie et le revoici en cuisine avec un premier poste de chef dans le bistrot Racines de son ami Pierre Jancou, électron libre et héraut intransigeant d’une cuisine brute.

L’ascension express de Sven Chartier atteint une nouvelle étape avec l’ouverture de Saturne en 2010. À 24 ans seulement, le jeune chef inspiré par Michel Bras, devenu copain avec Bertrand Grébaut (le chef de Septime dans le 11ème arrondissement) à l'Arpège, ne fait pas dans la demi-mesure. Plutôt qu’un énième bistrot d’auteur intimiste, Sven Chartier et Ewen Le Moigne, son associé sommelier fou de vins nature, misent sur un vaste espace dans le quartier de la Bourse pour y déployer leur vision de la cuisine, aux antipodes de l’univers policé de la gastronomie française traditionnelle. Comme de nombreux chefs de sa génération, le jeune chef abandonne les nappes au profit d’un décor épuré d’inspiration scandinave. Et bien que profondément ancrée dans les terroirs français (les deux compères ont fait du locavore l’un de leurs chevaux de bataille), la cuisine de Saturne semble elle aussi influencée par la mouvance nordique qui a pour leader l'inévitable patron de Noma, René Redzepi.

Cela n’empêche en rien Sven Chartier de développer une vision personnelle de la cuisine. Une cuisine qu’il ne cesse d’améliorer depuis qu’il est derrière les fourneaux en véritable perfectionniste et qui a finalement été récompensée par le Michelin d’une première étoile en février dernier. C'est dans ce contexte que le chef de Saturne, tout juste trentenaire, prend le temps de répondre à nos questions entre deux services. Un événement rare pour un chef paradoxal : plébiscité par la critique comme par la « foodosphère » et pourtant éminemment discret dans les médias traditionnels comme sur les réseaux sociaux.
 

Portrait de Sven Chartier © Tiphaine Caro

 

  • Design contemporain et minimaliste dans le restaurant de la rue Notre-Dames-des-Victoires © Jérôme Galland
  • Design contemporain et minimaliste dans le restaurant de la rue Notre-Dames-des-Victoires © Jérôme Galland

 

« Comme beaucoup de chefs de ma génération, j’ai été fasciné par le livre fantastique de Michel Bras. C’était un ovni de fraîcheur et de couleur. »

 

LES DÉBUTS

Yonder : Bonjour Sven Chartier. Revenons sur vos débuts. Quel moment identifiez-vous comme un déclic dans votre vie de cuisinier ?

Sven Chartier : J’ai toujours passé du temps dans la cuisine familiale avec mon père qui préparait le dîner, que cela soit après l’école ou en vacances. Comme j’étais gourmand et qui plus est attiré par les activités manuelles, il était naturel pour moi de m’orienter vers un lycée hôtelier plutôt que vers l’enseignement général.
Je ne savais pas encore où cela allait me mener mais j’ai eu jeune cette vocation.

À cette époque, aviez-vous déjà une affinité pour l’univers de la gastronomie ?

Quand j’étais très jeune, non. Il y avait une culture de la nourriture chez moi mais je n’étais pas familier de l’univers des restaurants étoilés.

Vous n’aviez pas encore de modèles ?

Avant le lycée, non. Ensuite, comme beaucoup de chefs de ma génération, j’ai été fasciné par le livre fantastique de Michel Bras [Bras : Laguiole, Aubrac, France, Éditions du Rouergue, 2002, NDLR]. C’était un ovni de fraîcheur et de couleur. Il montrait une cuisine très poétique, à l’opposé de la cuisine classique et académique que l’on voyait ailleurs. C’était un vrai coup de cœur.

Vous avez d’ailleurs eu l’opportunité d’aller travailler chez Michel Bras mais vous avez finalement décliné. Pourquoi ?

Quand j’ai quitté L’Arpège, je devais en effet aller chez Michel Bras. Mais j’ai finalement décidé de partir voyager, prendre la liberté que je n’avais pas eu les années précédentes. Les deux ans et demi à L’Arpège avaient été intenses. J’ai préféré partir.

  • Truite de Banka, granité de cresson, oxalis vert, velouté de petits pois © Yonder.fr
  • Pigeon, origan, asperge verte © Yonder.fr

 

« En arrivant à L’Arpège, j’étais le plus jeune de la brigade. Quand je suis parti, j’étais toujours le plus jeune [Rires] ! »

 

LE PARCOURS

Profitons-en pour revenir rapidement sur votre parcours. L’Arpège, le restaurant triplement étoilé d’Alain Passard est votre premier poste de cuisinier ?

J’ai eu mon bac en juin et en septembre j’intégrais L’Arpège. Mais j’ai été guidé, ça ne s’est pas fait tout seul. C’est Arnaud Daguin à Biarritz, avec lequel j’ai travaillé durant une saison, qui m’a demandé ce que je voulais faire ensuite. Quand je lui ai répondu que je souhaitais aller à Paris, il a pris contact avec Alain Passard qui m’a proposé un poste.

Alain Passard était un chef avec lequel vous aviez envie d’apprendre ?

Je le connaissais de réputation, à travers les médias… J’étais attiré par son côté iconoclaste, par la manière qu’il avait su créer ses potagers, imaginer son propre univers. J’admire son rapport au produit. Il a une sensibilité que très peu de chefs ont.


Vous étiez encore très jeune quand vous intégrez la brigade de L’Arpège…

J’avais seulement 19 ans. J’étais vierge d’esprit avec encore peu d’expérience. Mais j’étais perfectionniste et très déterminé. En entrant dans une maison comme celle-ci si jeune, je n’avais pas le droit à l’erreur.

Il y a beaucoup de pression à ce moment de votre carrière ?

Oui car c’est la loi du plus fort dans ces maisons. Si on ne montre pas ce dont on est capable, on prend la porte… J’ai été combattif et j’ai su me faire une place dans une équipe qui était beaucoup plus âgée que mois. En arrivant à L’Arpège, j’étais le plus jeune de la brigade. Quand je suis parti, j’étais toujours le plus jeune [Rires] !

Vous refusez ensuite de rejoindre l’équipe de Michel Bras et vous partez voyager en Asie pendant une année. Pour le plaisir ou dans l’optique de découvrir d’autres cuisines ?

Pour la gourmandise et le plaisir, mais pas pour apprendre. On apprend évidemment de ses expériences quand on est curieux mais j’ai toujours voulu être spectateur, garder intact le plaisir de la surprise.

En rentrant à Paris, vous travaillez comme chef chez Racines, bistrot du passage des Panoramas. Comment s’est faite la rencontre avec Pierre Jancou, son fondateur ?

J’ai rencontré Pierre alors qu’il faisait un stage à L’Arpège avant que je ne parte un voyage. C’est le premier à me parler de vins nature avec son tempérament, sa gouaille, sa force de persuasion.

Cela résonne avec votre vision de la cuisine ?

Oui, je l’intègre vite comme un écho à mon travail de sélection des maraîchers, des producteurs et des artisans avec lesquels on travaille. La démarche est exactement la même. Associer la cuisine que j’avais envie de développer avec ces vins est alors devenu mon objectif principal.

  • Design contemporain et minimaliste dans le restaurant de la rue Notre-Dames-des-Victoires © Jérôme Galland
  • Design contemporain et minimaliste dans le restaurant de la rue Notre-Dames-des-Victoires © Jérôme Galland

 

« Est-ce que c’est suffisamment bon ? Est-ce que ça me plaît ? Est-ce que c’est magique ? »

 

L'OUVERTURE DE SATURNE

Vous créez ensuite Saturne en 2010 avec votre associé en charge de la cave Ewen Lemoigne. Vous avez alors seulement 24 ans, c’est bien cela ?

Oui, on a eu la chance avec Ewen de rencontrer notre associé qui nous a donné carte blanche pour montrer notre restaurant. On a eu les moyens nécessaires pour créer cet endroit qui est grand, avec un risque important. Le budget pour le créer n’était pas des moindres. On est parti de rien ici.

Comment se passe le démarrage ?

On travaillait à côté, on savait que la clientèle était bonne et on s’est vite fait un nom. En travaillant bien, on ne chôme pas en étant autour de la place de la Bourse. Le potentiel était là.

Quelle est l’idée centrale de Saturne au moment de son ouverture ?

La matière, sous toutes ses formes. Le décor, le vin, la cuisine, les produits… On rend hommage à la nature.

Saturne est d’ailleurs l’anagramme de natures ?

Oui mais pas seulement. Saturne est aussi le dieu romain des vignerons et le protecteurs des semailles. Il y a une symbolique très forte.

Après six ans, votre cuisine a-t-elle évolué ?

Elle a gagné en maturité. J’ai appris des erreurs que l’on peut faire quand on est très jeune, que l’on est pas très nombreux en cuisine avec une salle pleine à servir. Pendant longtemps, on était un laboratoire avec des clients cobayes. La cuisine de Saturne est née à Saturne. Elle n’est pas née d’un livre de recettes déjà existant.

Vous êtes encore aujourd’hui dans une phase d’apprentissage ?

On est tout le temps en mouvement, le but est toujours de faire mieux que la veille. Mais surtout, comme je le répète souvent à mon équipe, il est fondamental de toujours goûter. Pour se faire une opinion mais aussi en fermant les yeux et en écoutant son cœur. « Est-ce que c’est suffisamment bon ? Est-ce que ça me plaît ? Est-ce que c’est magique ? ». Quand ça ne l’est pas, on retravaille pour faire en sorte que cela le soit.

Vous avez été récompensé d’une étoile Michelin en février dernier. Est-ce une satisfaction pour vous ?

Oui car je crois, en toute modestie, que notre travail a une place à se faire et mérite un tout petit peu d’attention. On a une démarche autour de la nature qui est belle et qui s’inscrit dans son temps.

L’attention – du public, des médias – ne date pourtant pas de l’attribution de l’étoile par le Michelin.

Effectivement, le restaurant était déjà plein avant. En ouvrant Saturne, on s’est affranchi de l’idée d’obtenir un jour l’étoile. On était totalement hors des codes du guide Michelin. En servant des vins sans soufre, en proposant une cuisine qui ne correspondait à rien de classique ni de moderne, on a du se frayer un chemin pour atteindre la lumière.
Aujourd’hui, on a parcouru du chemin, on a gagné en maturité. La cuisine est cohérente, les produits sont beaux, l’expérience est bonne.

L’étoile Michelin vous amène de nouveaux clients qui ne seraient pas venus autrement ?

C’est difficile à dire à cause du contexte post-attentats. Comme partout, on sent une baisse de fréquentation donc on peut difficilement cerner l’impact du Michelin.

 

LE CLOWN BAR

En juin 2014, vous ouvrez le Clown Bar, votre seconde adresse à Paris. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce lieu ?

L’idée était de faire un restaurant dans lequel on a envie d’aller manger [Rires] ! On a voulu créer un bel endroit avec des gens que l’on aime voir et une belle cuisine. Sans pour autant calquer le modèle de menu dégustation et l’accord vin que l’on a ici à Saturne.
Il faut garder en tête que l’on est dans un bar, il faut proposer de belles assiettes mais rester décontracté.

  • Design contemporain et minimaliste dans le restaurant de la rue Notre-Dames-des-Victoires © Jérôme Galland
  • Design contemporain et minimaliste dans le restaurant de la rue Notre-Dames-des-Victoires © Jérôme Galland

 

« Je serais curieux de goûter la cuisine de Yannick Alléno au Pavillon Ledoyen et de Christian Le Squer au Cinq. »

 

INSPIRATIONS & INFLUENCES

Évoquons maintenant vos inspirations et influences. Quels chefs ont influencé votre travail ?

Il y en a plusieurs. Il y a d’abord Iñaki [Aizpitarte, le chef de Chateaubriand dans le 11ème arrondissement, NDLR]. Il a permis d’ouvrir les esprits à Paris. Plus largement, le travail de René Redzepi à Noma a également permis d’élargir les esprits sur la naturalité des assiettes, le côté brut de la cuisine, le mouvement locavore…
Ils ont influencé beaucoup de chefs de ma génération et nous ont guidés vers ce que l’on fait aujourd’hui.

Est-ce qu’il y a des repas chez vos confrères qui vont ont particulièrement marqué ou ému ?

Quelques-uns bien sûr. Au Chateaubriand à l’ouverture, au Baratin à Paris, chez Noma, chez Roca, chez Quay à Sydney… Des expériences très différentes, dans des lieux singuliers, mais toujours porteuses de messages.

Vous citez des noms qui s’inscrivent dans une mouvance contemporaine et internationale éloignée de l’univers gastronomique français classique. Est-ce que vous vous sentez insensible à cette cuisine plus traditionnelle ?

Insensible, non, je ne dirais pas cela. Mais je n’ai jamais vraiment fréquenté le milieu de la cuisine classique.

À l’inverse, existe-t-il restaurants que vous aimeriez essayer ?

Etxebarri au Pays basque [à Atxondo, entre Saint-Sébastien et Bilbao, NDLR] ou chez Dan Barber à côté de New York [au Blue Hill at Stone Barns dans la vallée de l’Hudson, NDLR].
En France, je serais curieux de goûter la cuisine de Yannick Alléno au Pavillon Ledoyen et de Christian Le Squer au Cinq. Ce sont deux chefs qui font énormément parler d’eux dans les médias. Ils sont dans des univers gastronomiques à l’opposé de ce que l’on fait ici mais j’aimerais comprendre ce qu’ils apportent à la cuisine.

Les voyages jouent-ils un rôle dans votre cuisine ?

Les rencontres avec des leaders d’opinions dans notre secteur, que cela soit des artisans ou des chefs, sont forcément une source d’inspiration. Mais au-delà de ça, le voyage permet de prendre du recul sur son travail, de le remettre en perspective.

  • Pigeon, origan, asperge verte © Yonder.fr
  • Lieu jaunes, coques, pomme de terre fumée, morilles, oseille © Yonder.fr

 

« La surexposition médiatique, à moins d’être totalement irréprochable, est un peu grotesque. »

 

AUJOURD’DHUI 

Avez-vous d’autres projets spécifiques, au-delà de Saturne et du Clown Bar, pour les mois, les années à venir ?

Non, pas pour le moment.

Quelle place accordez-vous à la médiatisation des chefs ? Que cela soit dans les médias traditionnels comme sur les réseaux sociaux.

C’est important car il faut tout de même être capable de remplir son restaurant en permanence. Mais la surexposition, à moins d’être totalement irréprochable, est un peu grotesque. Certains se montrent beaucoup et ne sont pas nécessairement aussi pertinents qu’ils ne le prétendent.

Vous préférez donc rester discret.

Oui, je préfère ne pas trop me montrer. D’une part, je n’ai pas beaucoup de temps. D’autre part parce que j’ai du travail pour rendre ma cuisine aussi belle que je la conçois.

Le mot de la fin ?

Il faut laisser parler son cœur !

À lire également, notre récit de découverte de Saturne