Portrait d'Eric Frechon : vingt ans de cuisine au Bristol, dix ans de 3 étoiles
2019, l'année anniversaire d'Eric Frechon
Considéré à juste titre comme l’un des chefs les plus admirés de la gastronomie tricolore à travers le monde, Eric Frechon n’en reste pas moins un homme humble, véritablement amoureux de son métier. Lorsqu’on lui demande de porter un regard sur son parcours au sein du palace parisien, il prend soudain un air songeur, presque ému. « Ces vingt ans de Bristol, je ne les ai pas vus passer, ce n'est vraiment que cette année que j’ai réalisé. On ne se rend pas compte du temps qui passe lorsque l’on est dans une maison où l’on se sent bien, où l’on est toujours en mouvement, en création. C’est ce qui est génial ». Un génie dont il ne s’arroge pas le mérite, fidèle à son humilité légendaire, rendant hommage à « des propriétaires exceptionnels, qui sont restés les mêmes, et nous suivent dans tout ce que nous voulons faire ».
Rappelons qu’Eric Frechon intégra le Bristol pour la première fois en qualité de commis en 1982, et passera ensuite par les plus grandes maisons parisiennes — Le Taillevent, La Tour d’Argent, Les Ambassadeurs au Crillon — avant de revenir dans sa « maison de cœur » en 1999, cette fois en tant que chef des cuisines. Issu de la méritocratie culinaire française, il croit encore en cette dernière. « Je pense que la méritocratie fonctionne encore. La gastronomie reste l’un des rares domaines dans lesquels il est possible d’avoir une ascension rapide. Vous pouvez démarrer à 18 ans en tant que commis, et atteindre un très haut poste cinq ans plus tard, quels que soient votre parcours ou votre origine sociale. C’est assez rare pour être souligné. Il faut de l’envie, du travail et de la passion ». Trois vertus qu’il cultive encore aujourd'hui.
Si la cheffe Amandine Chaignot — qui a travaillé à ses côtés en tant que chef de partie de 2001 à 2004 — nous confiait récemment son admiration pour la capacité de travail absolument impressionnante d’Eric Frechon, ce dernier répond en toute modestie : « Je ne dirais pas que je suis un bourreau de travail, je fais simplement ce métier avec passion, et je pense que l’on doit au client une forme d’excellence, car il paye un certain prix pour s’offrir un repas chez nous ».
Relire ici notre grande interview d'Eric Frechon pour tout savoir sur son parcours, ses influences et inspirations.
La gastronomie chevillée au corps
Si le parcours d’Eric Frechon peut être qualifié d’exemplaire, il est loin d’avoir été monotone, tant le chef ne s’est jamais reposé sur ses lauriers, allant même jusqu’à quitter la haute gastronomie pour ouvrir un bistrot dans le 19ème arrondissement, un quartier alors loin d'être l’épicentre de la bistronomie parisienne, un mouvement d'ailleurs encore balbutiant à l'époque ! Une expérience formatrice, durant laquelle il travaille en petite équipe, avec des produits moins nobles, ce qui tend à provoquer chez lui quelques frustrations. « Avec un menu à 180 francs, on est forcément limité. Or ce que j’aime dans la haute gastronomie, c’est de pouvoir travailler des produits rares et précieux, de ne presque pas avoir de limite sinon les siennes ». Il poursuit en affirmant que « la bistronomie s’est toujours inspirée de la gastronomie, et non l’inverse. J’ai néanmoins voulu revenir à mes premières amours ».
Lorsqu’on l’interroge sur le moment le plus fort de son parcours, ses yeux se mettent à pétiller. « Il y a eu deux grands moments dans ma carrière : lorsque je suis devenu Meilleur Ouvrier de France en 1993, et lorsque j’ai obtenu une troisième étoile pour Epicure en 2009 ». Deux consécrations ultimes pour un chef qui reste néanmoins philosophe. « Avoir trois étoiles n’est pas stressant, car je pense que ces étoiles n’appartiennent à personne sinon au Michelin. Si la qualité de notre cuisine baisse, il y aura une "sanction", certes, mais j’ai confiance en nos équipes ».
Le produit, toujours le produit
Le credo d’Eric Frechon ? Une cuisine « basée sur le produit », expliquait-il dans une précédente rencontre. Et un plat signature qui reste encore « les macaronis farcis à la truffe noire. Je les goûte chaque jour afin de vérifier la finesse de la pâte, la texture, la saveur de le farce, sans m’en lasser, alors j’ose espérer que les gens ne s’en lassent pas non plus ! ». Une cuisine dont il préfère d’ailleurs ne pas se détourner. À la question de savoir s’il va chercher l’inspiration hors les murs, il répond sans faux-semblant : « Je l’ai fait auparavant, bien sûr, c’est utile, mais je n’ai plus le temps ni vraiment l’envie de le faire. Je pense aussi que l’on apprend davantage chaque jour en restant dans sa cuisine, auprès de ses équipes ».
Des équipes dont il admire la loyauté : « Il y a une grande fidélité de la part du personnel du Bristol. Mon adjoint travaille auprès de moi depuis vingt ans, et beaucoup sont là depuis cinq, dix, quinze ans. C’est le signe que les gens se sentent bien ici ». Une stabilité qui fait la réputation du palace de la rue du Faubourg Saint-Honoré, qui compte près de 600 employés.
Découvrez la cuisine du restaurant Epicure, la table de haute cuisine du Bristol, triplement étoilée depuis 2009.
La haute cuisine, un univers qui a aussi évolué
Avec une carrière débutée à l’âge de quinze ans, Eric Frechon est un témoin précieux des évolutions du monde de la gastronomie. Si certaines pratiques managériales de grands chefs ont été décriées au cours des dernières années, Eric Frechon affirme avoir toujours eu la chance de travailler dans la plus grande bienveillance. « Pour ma part, je n’ai jamais subi de maltraitance verbale ou physique tout au long de mes années de métier, pas plus que je n’ai appliqué ces pratiques envers les personnes avec lesquelles j’ai pu travailler. Je crois à la bienveillance, et je pense que l’on peut être très exigeant sans pour autant tomber dans la maltraitance ».
Lorsqu’on l’interroge sur la place des femmes en cuisine, il répond sans hésiter : « Je pense que c’est en train de changer, mais qu’il n’y en a encore pas assez ! Je suis vraiment attentif à cela, car sans vouloir faire de généralités, je pense qu’un homme et une femme ne cuisinent pas de la même manière. Il y a une délicatesse chez les femmes cheffes que je ne retrouve pas forcément chez un homme. La parité dans une équipe est selon moi un gage d’équilibre, car il y a une complémentarité réelle lorsqu’un homme et une femme œuvrent ensemble en cuisine ».
Du côté des clients aussi, les choses ont évolué. « Il est certain que les gens veulent manger plus sainement, moins lourd, moins gras. ». Ce Normand d’origine — qui a découvert l’huile d’olive sur le tard, lors de son passage dans les cuisines de l’hôtel Byblos en Andalousie — n’en reste pas moins sur ses gardes : « Je me méfie de certaines tendances comme le veganisme, le sans gluten, etc. Je pense que l’important reste le produit. ». Des évolutions qui ont toutefois un impact sur sa façon de penser sa cuisine. « Ce qui a changé dans ma cuisine est la place accordée aux légumes. Aujourd’hui, le légume n’est plus relégué au rang de simple garniture. II a toute son importance sur une carte ».
Des projets en cours… et à venir !
Ce qui frappe encore aujourd’hui chez Eric Frechon, et sur laquelle s’accordent toutes les personnes l’ayant côtoyé de près ou de loin, c’est cette recherche acharnée de l’excellence. Ainsi, Epicure s’est récemment doté de son propre moulin, faisant du Bristol le seul palace au monde à moudre sa farine sur place ! « Je suis très fier du moulin que nous avons installé. Nous travaillons à partir de grains de blé de grande qualité, et ne mélangeons jamais les farines dans un pain. Lorsqu’il est amené sur la table, présenté sur une meule de pierre, nous racontons son histoire, c’est à chaque fois un grand moment. ». Pour la petite histoire, le moulin fabriqué initialement a été échangé contre celui de son compère Roland Feuillas, ex cadre devenu paysan-meunier-boulanger à Cucugnan dans l'Aude. Les deux hommes viennent d’ailleurs d’être récompensés du titre de meilleur "Duo Chef & Artisan" par le Gault&Millau 2020. « Roland savait beaucoup mieux que nous comment rôder un moulin neuf ! » s’amuse le chef.
Un autre projet lui tient particulièrement à cœur, à l’heure où tous les grands cuisiniers accordent une place de plus en plus importante au travail du végétal. « Nous sommes en train de créer un jardin d’expérimentation. Il sera situé près du Bristol, et y ferons pousser des plantes et légumes que l’on ne connaît plus, afin de voir comment les réintégrer dans notre cuisine. ». Au-delà des murs du Bristol, Eric Frechon ne s’ennuie pas, avec toujours l’envie de tester de nouvelles idées, à l’instar du Drugstore Publicis : « Je suis très content d’avoir pu lancer ce concept unique de pouvoir jouer sur le travail d’un même ingrédient, que le client peut choisir de manger en version crue ou cuite. Cela demande une réelle maîtrise, car certains produits se prêtent plus à l’un ou à l’autre. L’exercice est passionnant. ». En parallèle de ses adresses parisiennes (114 Faubourg, la brasserie de luxe du Bristol, la brasserie traditionnelle Lazare, Le Drugstore...) il a récemment été nommé chef consultant de l'Hôtel du Cap-Eden-Roc au cap d'Antibes [autre propriété membre de la Oetker Collection à laquelle appartient le Bristol, NDLR]. « Il s’agira de lui redonner une identité, et je crois que nous y parviendrons ». La révélation aura lieu au printemps 2020, juste avant le Festival de Cannes.
Notre interview se clôtura par une visite des coulisses, de la boulangerie souterraine à la chocolaterie, en passant par l’impressionnante collection d’épices. À chaque étape, un personnel appliqué, souriant, des regards complices avec celui qui se sent ici chez lui. Un univers dans lequel le chef nous est apparu parfaitement épanoui… et bien décidé à y rester encore de longues années !